Etant son propre patron et n’ayant pas d’employé ou d’apprenti pour le moment, Mason s’accorde parfois quelques petits avantages dans son emploi du temps, ce qui lui permet d’être à l’heure à la sortie de l’école pour Amy ou même de passer un peu de temps avec elle le mercredi après-midi. Mais les impératifs sont les impératifs et il lui faut parfois passer un peu plus de temps à l’atelier. Les clients sont rois, ce sont eux qui font bouillir la marmite alors quand il doit terminer un projet, Mason ne compte pas ses heures. Seulement, en attendant, il faut bien que quelqu’un s’occupe de sa petite Amelia. Elle a beau avoir 11 ans, elle n’est pas encore une adulte et il se sait rassuré de la connaitre en compagnie d’un adulte responsable. La dernière baby-sitter en date était une colombienne prénommée Dolores, une jeune femme pas très dégourdie mais avec un cœur d’or qui s’occupait même de faire progresser Amelia en espagnol. Elle étudiait à Berkeley en tant que correspondante et Mason comme Amy savaient bien qu’elle retournerait chez elle le moment venu.

Un peu avant, Mason avait dispersé quelques annonces dans le quartier. Une à la librairie, une autre au Beltown (quoi qu’il avait encore des doutes sur les résultats que lui apporterait cette annonce). Finalement, cet affichage massif avait porté ses fruits, le menuisier avait fait passer quelques entretiens à plusieurs personnes sous la coupe bienveillante de sa gamine et c’était finalement Mademoiselle Judith Callaghan qui avait été retenue pour jouer le rôle de la nouvelle baby – oh, pardon – jeune fille-sitter d’Amy.

Judith est une jeune femme agréable, douce, et elle est stagiaire au centre Adam Hawkes. Est-ce ce qui a fait pencher la balance pour finalement la choisir ? Peut être. Mason se rend compte chaque jour qu’il a ce besoin de faire confiance aux jeunes et de leur donner une chance, tout comme à ceux à qui on n’a jamais tendu la main. Enfin, s’il peut aider un peu la jeune femme à payer ses études, ça lui plait.

Ce soir, il est assez tard lorsque Mason rentre dans sa petite maison d’Haight Ashbury. Il essaye de ne pas faire trop de bruit se doutant que Judith a du coucher Amelia depuis quelques heures. Il entre avec discrétion dans la cuisine où il aperçoit d’ailleurs sa baby-sitter achever la vaisselle. Il lui adresse aussitôt un beau sourire de remerciement.

« Tu n’es pas obligée de faire ça tu sais, je te paye que pour garder la petite. » dit-il d’un ton paternel.

Il jette son blouson sur le dossier du canapé et vient se servir un café attrapant machinalement deux tasses.

« Café ? » demande-t-il à Judith.

« Alors, pas trop de soucis avec les devoirs ce soir ? » ajoute-t-il inquiet pour l’intérêt de sa fille concernant les mathématiques.

S’il y avait bien une chose que Judith détestait, c’était bien de rester inactive. Même si ses journées l’épuisaient au plus haut point, elle ne pouvait s’empêcher de les vouloir remplies jusqu’à la moindre minute. Ne pas savoir quoi faire l’effrayait assez. De ce fait, outre ses études qui lui prenaient déjà un certain temps et son poste de psychothérapeute stagiaire, elle avait répondu à l’annonce pour un job de baby-sitting auprès d’une jeune fille de onze ans, Amy. Et elle adorait ce petit boulot qui lui permettait d’arrondir ses fins de mois. Car la future adolescente ne lui posait que peu de problèmes, et en raison de son âge, elle n’avait pas besoin de beaucoup de surveillance. Mais Judith l’adorait, et leurs longues conversations sur divers sujets l’amusaient vraiment. Amy était vive, intelligente, toujours drôle. De grandes qualités aux yeux de Jude qui ne se lassait pas de sa présence.

Amelia dormait profondément – Judith s’en était assurée – et elle pouvait de ce fait vaquer à ses occupations habituelles. Après avoir potassé comme chaque jour ses leçons, qui peinaient à rentrer dans son esprit occupé par une foule d’autres choses, et consciente qu’il était trop tard pour retenir quoi que ce soit, elle décida de s’atteler à la vaisselle dans la cuisine. Rendre service à son employeur, le père d’Amelia, lui faisait plaisir. Elle avait déjà eu l’occasion de s’entretenir avec lui à plusieurs reprises, et l’appréciait assez. Il était de ceux qui mettaient immédiatement à l’aise, qui ne s’embarrassaient pas des convenances et qui était doté d’une bienveillance rare. Jude se permettait certaines familiarités à son égard, et ne pouvait s’empêcher de s’attendrir devant l’amour qu’il vouait à son unique fille. Certes, elle connaissait assez peu le passé de Mason, son histoire, mais elle était touchée par cet homme qui élevait seul sa fille. Cela ne devait pas être facile tous les jours, et l’aider du mieux qu’elle pouvait lui apportait une réelle satisfaction.

Elle aimait réellement les enfants, se sentant à l’aise avec eux. Même si elle se voyait mal en avoir ! Déjà qu’elle peinait à tomber amoureuse, que toutes ses relations s’étaient soldées par de violents échecs à cause d’elle… Avoir un enfant était absolument hors de question. Alors en attendant, elle s’occupait de ceux des autres.

Elle sursauta légèrement, perdue dans ses pensées, en entendant la porte d’entrée claquer, puis la large carrure de Mason apparut dans l’encadrement de la porte. Un sourire éclaira le visage de la jolie blonde alors qu’elle répondait :

« Oh, ça ! C’est trois fois rien… je n’avais rien d’autre à faire de toute manière ».

Ce n’était qu’un demi-mensonge, dans le fond. Son cœur se serra à la pensée de la pile de leçons qui attendaient sur son bureau, mais elle préférait largement être là plutôt qu’enfermée dans sa chambre ! Mason lui proposa ensuite un café, et elle accueillit cette proposition avec enthousiasme.

« Avec plaisir ! Amelia dort tranquillement. Et concernant ses devoirs… J’ai déjà vu pire. Au moins, elle a réussi à les terminer, bon gré mal gré… Je crois qu’elle était fatiguée ce soir ».

Elle se laissa tomber sur la chaise de la cuisine et dévisagea avec attention Mason, qui lui tournait le dos pour préparer les deux cafés.

« Et votre journée ? Elle s’est bien passée ? »

Amelia Mason est encore une petite fille aux yeux de son père mais elle grandit vite et il ne réalise pas toujours à quel point. Avec ce qu’ils ont vécu tous les deux, elle est d’ailleurs bien plus mature que d’autres enfants de son âge. Elle n’a pas beaucoup d’amis mais elle s’occupe des choses de son âge au lieu de passer son temps à s’inquiéter pour son père, ce qui est une vraie bénédiction pour Mason. Il ne veut pas que la mauvaise tournure des choses fasse tomber sa fille dans une dépression éternelle et qu’elle croie que rien de bien ne pourrait jamais lui arriver. C’est une encore une enfant et on n’a pas le droit de la priver de cette partie de sa vie, celle qui devrait être la meilleure.

Avec Judith, le courant est très vite passé. Mason apprécie son sourire, sa bonne humeur et qu’elle ne parle pas à Amelia comme à une enfant en n’oubliant pas qu’elle en est effectivement une. On peut dire qu’il a l’œil pour cerner les gens et surtout lorsque ces personnes doivent s’approcher de sa fille. Protecteur ? Oui, sans doute, mais ça semble normal après tout. Il sait depuis Kendall à quel point la nature humaine peut être variable et instable et s’il veut bien apporter sa pierre à l’édifice dans la construction d’un monde meilleur, il ne veut pas être le pigeon dans l’histoire.

Mason sourit, heureux de voir que Judith se sent assez à l’aise pour se mettre à la vaisselle sans en souffrir, parce qu’après tout il doit bien l’avouer, ça lui enlève une belle épine du pied. Enfin, il s’avance dans la pièce à vivre et s’apprête à servir deux cafés après s’être assuré que Judith en désirait bien un. Elle lui fait un petit rapport sur la soirée tandis qu’il verse le liquide noir dans les mugs et les pose sur la table. Il sort le sucre, attrape deux petite cuillère fraîchement lavées sur l’égouttoir et s’assoit à son tour.

« C’est la croissance ça, c’est hallucinant les centimètres qu’elle a pris depuis cet été, j’en reviens toujours pas ! » conclu-t-il concernant la fatigue de sa fille.

Judith lui demande ensuite comment s’est passée sa journée à lui, rien de plus banal, il sourit, sucre son café et entame quelques rotations du bout de sa cuillère en inox.

« La routine, beaucoup de boulot quand même, j’ai hâte qu’on me propose un peu d’aide au centre mine de rien. »

Il ne ment pas, Mason a beau adorer sa profession, il a vraiment beaucoup à faire ces derniers temps, il ne s’en plaindra pas, au contraire. Aux dernières nouvelles il y a peut être un jeune homme intéressé par une formation dans la menuiserie d’ailleurs, Mason attend plus d’informations avec impatience. Il ignore encore s’il est un bon professeur mais se rassure en pensant que partager une passion est toujours plus simple que de partager quelque chose en quoi on ne croit pas.

« J’espère que je ferais un bon formateur d’ailleurs. » ajoute-t-il le regard un peu inquiet.

Judith esquissa un sourire amusé quand Mason parla d’Amy. Il avait parfaitement raison ! Elle grandissait à une vitesse vertigineuse et bientôt délaisserait les joies de l’enfance pour entre dans l’adolescence, avec tous les problèmes que cette perspective engendrerait. Jude se revoyait à son âge, se souvenait des nombreuses photos, de cette petite bouille encadré de bouclettes blondes, de ce tutu rose qui ne la quittait jamais, et… Un voile de chagrin traversa son visage. Pourquoi repensait-elle tout à son passé ? Cela ne lui arrivait jamais. A ses yeux, il n’avait jamais existé, ou appartenait à une autre personne. Ce n’était pas elle. Elle n’avait pu être cette adolescente adulée par tous, cette ballerine très douée qui virevoltait tel un ange.

Son regard se reporta sur Mason, et elle ne comprit pas pourquoi un tel accès de faiblesse l’avait submergé. Rien ne devait la détourner de l’instant présent. Sinon, cela la dévorerait de l’intérieur, la brûlerait à petit feu. Elle songea à Amy et répondit, soucieuse :

« Elle m’a l’air légèrement tourmentée. Je ne sais pas trop comment expliquer cela, mais… Elle me semblait ailleurs ce soir. J’ignore si c’était uniquement dû à la fatigue, ou bien s’il y avait autre chose. Elle était troublée… ».

Elle scruta attentivement le visage de Mason, désireuse de ne pas le froisser, mais la curiosité la poussait à le questionner. Certes, elle ne connaissait rien de leur vie. Où était la mère d’Amy ? La voyait-elle encore ? Cela inquiétait-il la jeune Amy ? Tant de questions qui hantaient l’esprit de Judith. Elle n’avait pas osé interroger la fillette, là encore pour ne pas la brusquer, mais peut-être obtiendrait-elle davantage d’informations grâce à Mason. Elle s’efforcerait toutefois de prendre des chemins détournés. Il ne manquerait plus qu’elle l’énerve, qu’il se referme telle une huître et qu’il refuse ensuite de la garder comme baby-sitter ! Dieu seul savait à quel point elle avait besoin de ce petit boulot, et besoin d’argent pour ses études.

La conversation tourna ensuite autour du métier de Mason, assez difficile sans doute, et concernant ses craintes d’être ou non un bon formateur, Judith les balaya d’un geste de la main. Un nouveau sourire éclaira son visage pâle.

« Je ne me fais aucun souci là-dessus » assura-t-elle avec une sincérité inébranlable. « Je commence à vous connaître, Mason, et je suis intimement persuadée que vous vous en sortirez comme un chef… »

Après tout, il connaissait parfaitement son boulot, et il avait les connaissances nécessaires et suffisantes pour former quelqu’un. Judith n’en doutait pas une seule seconde !

Amelia grandit vite et pas dans les conditions dont rêverait Mason. Il fait son maximum pour lui apporter tout ce dont elle à besoin, matériellement et spirituellement, mais ses rapports avec sa mère sont encore tendus. Elle ne lui parle que très peu de ses rencontres sous surveillance avec sa mère et il ignore ce que devient Kendall maintenant qu’elle est sortie de prison. Parfois, lorsqu’il se retrouve seul dans le noir avant de dormir, il imagine ce qu’aurait pu être la vie si rien de tout ça n’était arrivé. Amy a besoin d’un repère féminin c’est certain, c’est d’ailleurs pour ça que c’est si important pour Mason d’avoir une baby-sitter. Il ne demande pas à Judith de remplacer Kendall, mais juste d’être une sorte de grande sœur, et ça semble fonctionner.

« Ah oui ? » s’enquit Mason étonné et curieux d’entendre ce que Judith dit sur Amelia. Il est bien trop papa-poule pour comprendre qu’e c’est une question déguisée, lui, tout ce qu’il retient c’est qu’elle est tourmentée et là, ça l’inquiète. Il baisse son sourire et s’en va à la recherche d’information se doutant que la visite mensuelle au centre social arrivant à grand pas, Amy n’est pas impatiente de voir sa mère.

« C’était juste ce soir ? J’espère qu’elle n’a pas eu d’embrouille avec ses camarades de classe. » Ajoute-t-il espérant plutôt qu’il s’agisse de ça.

Concernant l’histoire de la famille Lamb, Mason n’a rien dit à Judith. Pour elle, il n’est qu’un père célibataire sans plus. Mason a appris à ne plus avoir honte de sa situation, surtout grâce au groupe de parole dont il a longtemps fait parti, mais il n’a pas forcément envie que tout le monde soit au courant qu’il a été victime de violences conjugales.
Revenant sur un peu de banalité, il en profite pour parler un peu du centre et de son action dans celui-ci, il sait que Judith y est stagiaire alors c’est plus facile de parler de ses inquiétudes même si ce ne sont pas forcément celles qui intéressent le plus Jude.

« Merci t’es mignonne. » dit-il d’un ton paternaliste. « Oh et puis arrête de me vouvoyer, j’ai l’impression d’être un croulant."

Quand Judith évoqua le léger problème entourant sa fille, Mason parut étonné, presque inquiet. Rien d’étonnant à cela bien sûr, mais Jude ne s’attendait pas à cette réaction. Dans le fond, peut-être avait-il raison. Etait-ce seulement une embrouille avec un camarade de classe ? Amy pourrait-elle être troublée par si peu ? Non. Judith espérait que la jeune fille lui en aurait parlé, puisque le courant passait si bien entre elles deux. Il devait y avoir quelque chose de plus grave, plus difficile qu’une simple dispute à l’école, ou quoi que ce soit d’autres. Judith en aurait mis sa main à couper mais hélas, elle n’était pas devin. Il y avait bien quelque chose, mais quoi ? Elle ne parvenait à mettre le doigt dessus. Seul Mason pourrait lui apporter les réponses attendues, mais son manque d’expérience dans le domaine la faisait hésiter. Elle n’était qu’une étudiante, loin d’avoir la pratique nécessaire pour jouer le rôle de psychologue de service.

Elle esquissa un sourire quand il lui demanda gentiment de la tutoyer plutôt que de la vouvoyer. Il est vrai qu’elle ne savait jamais trop sur quel pied danser ! Mason était certes ouvert et sympathique, il n’en demeurait pas moins son employeur. Elle accepta néanmoins sa demande en silence et continua sur le sujet concernant Amelia, qui lui tenait à cœur. Elle appréciait la fillette et n’aimait guère l’idée de la voir aussi tourmentée.

« Je ne m’en suis aperçue que ce soir » répondit-elle finalement avec douceur. « Mais en y repensant… Cela fait plusieurs fois que je la vois ainsi. Je commence à m’inquiéter à son sujet. C’est peut-être juste une dispute avec une amie à l’école, c’est vrai, et je me fais peut-être des idées, mais… Mais c’est plus fort que moi. Je ne peux pas m’empêcher de m’en faire ».

Elle se tut un instant pour boire une gorgée de son café, et le liquide brûlant la rasséréna légèrement. Décidément, elle était vraiment accro à la caféine ! Un sourire éclatant illumina son visage, pour mettre Mason en confiance. Son but n’était pas forcément qu’il se livre sans détours. Elle n’était pas non plus là pour cela, son rôle devrait normalement se borner à la garde d’Amy. Mais cela faisait plusieurs semaines déjà qu’elle travaillait pour lui, et sa curiosité la poussait à s’interroger. A essayer de comprendre. Puis, à terme, à vouloir aider. Comme toujours. Elle réfléchit un temps à ce qu’elle pourrait dire avant de lever de nouveau les yeux vers lui, en essayant de se souvenir de ne pas le vouvoyer.

« Tu crois que j’ai tort de m’en faire ainsi ? Que je me fais vraiment des idées ? Je veux dire… Je ne connais pas encore suffisamment Amy, mais toi, tu la connais. Il y a peut-être quelque chose qui la tracasse, dont tu pourrais être au courant ? »

Elle ponctua sa tirade d’un regard pénétrant, teinté de sa bienveillance légendaire. Oui, Jude ignorait ce qu’il se tramait, de quoi il retournait. Mais elle était intimement persuadée que, si quelque chose préoccupait sa fille, Mason devait forcément être au courant. Sauf bien sûr si ce n’était qu’une banale histoire à l’école, mais l’instinct de Jude l’empêchait de se limiter à cette seule explication.

Une dispute à l’école ? N’importe quel parent préférait éviter cela à son enfant, mais dans le cas de Mason, il s’agit d’un moindre mal comparé à tous ceux que sa fille peut vivre. Ne songeant qu’au bien être de sa fille, Mason s’enquit bien vite d’informations supplémentaires sur ce que vient de dire Judith. Il s’inquiète évidemment et ne comprends pas tout de suite ce qu’essaye de faire sa baby-sitter-étudiante en psycho …

Il boit une longue gorgée de son café noir et grimace légèrement à cause de la chaleur de celui-ci avant de porter son attention plus précisément sur Judith. Celle-ci lui avoue suspecter autre chose qu’une simple dispute à l’école. Mason s’en voit attristé, il ne veut pas trop s’étendre sur sa situation mais c’est sans doute l’approche du jour de visite qui plonge Amy dans cet état. Face à l’inquiétude de Judith, Mason sourit avec reconnaissance. C’est bien agréable de voir qu’elle est si impliquée.

« C’est gentil de t’inquiéter comme ça Judith. » se contente-t-il de dire tout en triant les informations dans un coin de son esprit.

Il en profite pour lui rappeler de ne pas le vouvoyer. Mason est bien plus âgé que Judith, mais il n’a pas envie d’être vu comme un méchant patron. Il n’aime pas qu’on face des manières pour ce genre de chose, c’est un petit artisan, un gars de l’ouvrage, il reste simple malgré tout.
Judith insiste avec le cas d’Amelia et ponctue le tout d’un regard bienveillant qui n’est pas sans toucher l’homme. Il baisse les yeux par reflexe, comme pour se protéger. Un silence s’installe, court mais symptomatique. Mason en profite pour boir une nouvelle gorgée de café pour se donner contenance.

« Oui, peut être bien que c’est à cause de sa mère. C’est un peu compliqué d’élever une petite fille tu vois, quand on est un homme, il y a des trucs que j’ai du mal à comprendre chez elle. »

Cette confession est la première, Mason se fait avoir comme un bleu, mais quelque part, n’en a-t-il pas besoin ?

Judith afficha une mine soulagée, heureuse que Mason ne se soit pas rembruni face à son interrogatoire-qui-n’en-n’était-pas-vraiment-un. Il faut dire que, avec la jolie frimousse de la jeune femme, cela passait assez bien. Tranquillisée, elle décida de continuer sur cette pente pour le moins dangereuse. Inutile de s’arrêter en si bon chemin ! Elle en avait l’impression, Mason désirait parler, même inconsciemment. Peut-être se faisait-elle des idées, mais il ressentait probablement le besoin de se confier à quelqu’un, et la jeune baby-sitter était la personne adéquate pour cela. A la fois souriante et aussi muette qu’une tombe, les secrets de son employeur seraient bien gardés. Et puis bon, elle devait bien reconnaître que son extrême curiosité en serait ainsi assouvie !

« C’est mon rôle » assura-t-elle en levant les yeux de sa tasse. « Je garde Amy, je dois veiller à son bien-être. C’est normal ».

Et puis elle ne voulait surtout pas qu’Amy souffre. Après tout, elle n’était qu’une enfant, Jude s’y était terriblement attachée et désirait la préserver au maximum, même si elle ignorait encore les problèmes de cette famille. D’ailleurs, y avait-il réellement des problèmes ? Exagérait-elle les choses ? Elle se promit à l’avenir de ne pas s’emballer plus que de raison et de toujours garder la tête froide. Certes, il s’agissait de son rôle, mais elle n’était que la baby-sitter d’Amy. Ni sa psy, ni la psy de Mason, ni qui que ce soit d’autre. Mais pourrait-elle seulement se cantonner à ça ? Judith allait toujours au bout des choses. Si elle percevait le moindre souci, le moindre problème, elle fonçait sans réfléchir, du moins pas toujours. Quitte à s’attirer des ennuis.

Sa mère ? Jude se figea, surprise qu’il aborde aussi rapidement le sujet mais, comme à son habitude, elle adopta un masque neutre dénué de toute émotion. Elle avait vu juste. Il y avait bien quelque chose. La jeune femme hésita longtemps, indécise. Comment ne pas le brusquer ?

« Oui… Oui, je comprends. Ça ne doit pas être facile pour toi. Surtout qu’elle arrive à un âge crucial… Bientôt, elle voudra te parler de garçons, de maquillage et de shopping ! »

Un sourire flotta sur le visage de Judith. Les garçons, Amy commençait déjà à aborder plus ou moins le sujet avec elle ! Et Jude était ravie de pouvoir en discuter avec une jeune fille encore innocente et naïve. Cela l’amusait grandement.

« Mais si jamais tu as besoin… Je pourrais lui parler de tout ça, ce sera sûrement plus simple si c’est une femme qui lui parle de tout cela ! Ça ne doit pas être facile pour elle non plus. De grandir sans présence féminine pour la guider… »

Jude se souvint de cette période, quand elle entrait à peine dans l’adolescence. Même si elle était très proche de son père, elle n’aurait jamais évoqué avec lui des problèmes typiquement féminins : les règles, la gente masculine, la mode. Cela le dépassait complètement ! Heureusement, la jeune femme avait grandi avec sa mère, qui avait toujours été à ses côtés dans n’importe quelle circonstance. De ce côté-là, elle n’avait pas à se plaindre.

Elle s’aventurait désormais sur un chemin glissant, et elle en prenait peu à peu conscience. Tant de questions se chamboulaient dans son esprit sans parvenir à s’organiser. Prendre des gants, toujours. Eviter les questions directes pour ne pas réduire à néant tous les efforts déjà fournis.

« Et... Vous vivez seulement tous les deux depuis longtemps ? »

Au moins, il s'agissait d'une question innocente. Enfin presque. Elle essaya de s'en persuader tandis qu'elle relevait les yeux vers Mason, une lueur bienveillante dans le regard, guettant sa réaction.

Le menuisier ne réalise pas tout de suite ce qu’est en train de faire Judith. Trop occupé à s’inquiéter pour sa fille, il faut aussi avouer que la baby-sitter n’a pas l’air trop envahissant. Persuadé d’ainsi clore la conversation, Mason remercie Judith pour son investissement auprès d’Amy. La confiance qu’il a en elle n’est pas négligeable et elle est essentielle pour leur entente surtout concernant la garde de sa fille.

Ce qu’ajoute Judith concernant Amy lui laisse un beau sourire ravi. Mason se félicite d’avoir aussi bien choisi la jeune femme.

« C’est vraiment gentil de ta part. »

Mason affiche un large sourire avant de plonger une nouvelle fois ses lèvres dans son café. Il sait qu’elle n’est pas obligée de s’impliquer autant. Une bonne baby-sitter c’est avant tout quelqu’un d’assez sérieux pour gérer un enfant et faire en sorte que rien ne lui arrive. La part psychologique n’est que purement éducative. Pourtant, avec elle, Mason n’hésite pas à en dévoiler un peu plus, évoquant même la mère d’Amelia. Il ne dit pas tout non plus, sachant se protéger.

Judith lui parle de ce que deviendra Amy, Mason est bien conscient qu’il n’est pas le meilleur interlocuteur pour que sa fille discute de ses joies et peines de cœurs et de tous les autres problèmes des adolescentes. Elle a 11 ans et le temps passe si vite qu’il a peur d’être vite débordé. Il ricane imaginant sa réaction à l’annonce du premier petit-ami d’Amy, pas très crédible, Mason espère bien qu’elle attendra sa 40ème année pour ne serait-ce qu’y penser.

« Oh oui et je doute qu’elle veuille me parler à ce moment là en fait, et ça me fait un peu peur. Je voudrais pas que le dialogue se rompe juste parce que je suis un homme et qu’elle ne veut pas se confier à moi. Mais en même temps même si elle se confie à moi, je saurais pas vraiment comment réagir et quoi dire. Elle est encore jeune pour tout ça, c’est une petite fille non ? »

Il la voit encore comme un bébé, c’est incroyable. Mason ne veut pas qu’elle grandisse et pourtant, elle fait déjà avec des problèmes d’adultes au lieu de profiter de son enfance. Il a peur qu’Amelia passe à côté de son innocence avec les troubles qu’elle vit à cause de la situation familiale.
Lorsque Judith se propose de lui parler, son visage s’illumine. Il en serait vraiment content mais il ne veut pas l’embêter.

« Vraiment, ce serait gentil de ta part, elle s’est attachée à toi et elle a besoin de repères féminins. Mais si ça t’ennuie, je comprendrais, je veux pas t’en demander trop, tu n’es là que pour la garder après tout. »

C’est un peu délicat de demander ça à Judith. Il a beau l’apprécier, elle n’est ni une amie, ni de la famille, elle n’est pas payée pour devenir une « grande sœur » pour Amy. Mais en un sens, il est bien heureux que cela se fasse aussi naturellement, Judith est un bon exemple pour sa fille.
Elle l’interroge ensuite à propos de sa séparation avec Kendall. Confiant, Mason réfléchit avant de répondre :

« Et bien, ça fait euh … »

Il s’arrête un instant et fronce les sourcils. Petit à petit, Mason réalise où veut en venir Judith, ces questions qui n’ont l’air de rien. Il ne la pense pas hypocrite mais se dit qu’elle est peut être bien en train de s’entraîner sur lui.

« Dis, est-ce que t’es en train d’essayer de me psychanalyser ? »

Il a un petit sourire ironique au coin des lèvres et le regard amusé.

Quand elle avait préparé ses affaires pour se rendre à son baby-sitting coutumier, Judith n’aurait jamais imaginé une seule seconde finir en grande discussion avec son employeur, et surtout pas de cette manière ! Certes, la jeune femme possédait un bon fond, et son cœur était sincère la plupart du temps. Il n’empêche que parfois, elle dépassait les bornes sans s’en rendre compte. Et se mêlait dans les affaires des autres comme s’il s’agissait de quelque chose de normal. Enfin bon, tout ceci, elle s’en fichait complètement.

« Cela ne m’ennuie pas du tout ! » assura-t-elle avec bienveillance. « Au contraire, puisque c’est moi qui demande. Je suis d’accord avec toi… Amy a vraiment besoin de repères féminins. Et je suis la mieux placée dans le domaine ! »

Sans aucune vantardise, Judith en était persuadée. Elle ignorait si Amy fréquentait, dans son entourage proche, d’autres femmes, mais en tout cas, aucune ne devait partager la relation entre la fillette et sa baby-sitter. Une forte complicité les liait, complicité que Jude peinait encore à expliquer. Mais, puisque cela marchait pour l’instant, elle ne se posait pas de question. Penser à l’avenir, ce n’était franchement pas son truc.

Mason se préparait à répondre à sa question quand il sembla comprendre ce qu’elle essayait, du moins inconsciemment, de faire. Le psychanalyser ? Elle se figea, surprise. Elle n’avait pas vraiment songer à ça… Après tout, elle n’était encore qu’une étudiante, et puis ses connaissances dans le domaine de la psychologie restaient relativement limitées.

« Moi ? Non, bien sûr que non. Je ne me le permettrais pas ! » se défendit-elle, les joues rosies.

En y repensant, Mason n’avait pas tort. Judith réfléchit quelques secondes avant de répondre :

« Bon… D’accord. Peut-être un petit peu. Je le reconnais. Je te l’ai dit, je m’inquiète pour Amy. Et maintenant, je m’inquiète aussi pour toi… »

Elle ponctua sa tirade d’un maigre sourire contrit. Evidemment, elle ne reconnaitrait jamais que c’était sa curiosité qui la poussait à poser des questions, et préféra s’en tenir à cette vérité-là ; ce père et sa fille l’intriguaient. Et elle fut déterminée à ne pas quitter la maison, ce soir-là, avant d’obtenir une véritable réponse qui lui permettrait ne serait-ce qu’un instant d’apaiser sa conscience.

Mason aime discuter avec Judith. C’est une jeune femme intelligente, pleine de bon sens et avec le cœur sur la main. Il n’a de cesse de se réjouir d’avoir la chance de rencontrer de telles personnes dans sa vie. Comme quoi tout n’est pas noir, bien au contraire, il s’agit de se concentrer sur le positif. Judith est un très bon exemple pour Amy et Mason se félicite de l’avoir engagée.

« Je te remercie ! » lui dit-il en souriant.

C’est important pour lui et pour sa fille de savoir qu’ils peuvent compter sur de bonnes âmes, c’est peut être d’ailleurs un peu pour ça qu’il a rejoint le réseau Adam Hawkes. Tous ces gens au passé difficile, s’ils veulent s’en sortir, c’est qu’ils sont bien évidemment de bonnes âmes, Mason en reste convaincue.

La discussion continue, tournant autour d’Amelia et de Mason. En confiance, il ne réalise pas immédiatement ce que semble faire Judith, mais lorsqu’une nouvelle question est posées, il s’interroge sur les manigances de sa nounou. N’est-elle pas en train d’essayer de le psychanalyser contre son gré ?
Mason s’en amuse un peu, il sait que le blondinette ne lui veut aucun mal et puis c’est son futur métier, il semble logique qu’à force d’étudier la psychologie elle ressente le besoin de s’entraîner.

A la première réponse pleine de mauvaise foi, Mason sourit et fronce les sourcils, dubitatif. Judith abdique et avoue.

« C’est gentil, mais ça va, je te rassure… » Tente-t-il de s’échapper.

Un silence se fait, le regard de Mason se pose sur le petit minois espiègle de Judith.

« Tu vas pas lâcher le morceau c’est ça ? »