Il était assez tard quand Judith s’engouffra à l’intérieur du bar du quartier, désormais assez célèbre. Elle adorait cette ambiance, la musique entraînante, la chaleur presque étouffante. Ainsi, le plus souvent possible, elle s’y rendait, souvent accompagnée, parfois seule pour décompresser après une harassante journée de travail. Ce soir-là, elle devait retrouver celle qu’elle considérait comme sa meilleure amie, Alice Cooperfield, probablement aussi déjantée et enthousiaste qu’elle. Leur caractère se ressemblait jusqu’à se confondre, et Judith avait rarement fait la connaissance d’une telle personne. Et elle l’adorait littéralement, parce qu’ensemble, tout était permis. Les portes de San Francisco s’ouvraient à elles deux, le monde leur appartenait, sans règles ni limites.
Enfin presque.

Judith parcourut la salle du regard, mais ne trouva aucune table disponible pour l’instant. Décidant d’attendre qu’une se libère, elle grimpa sur l’un des gigantesques tabourets et s’accouda au bar. Alice n’était pas encore arrivée, elle l’aurait repéré si tel avait été le cas. Pour patienter, elle commanda une bière, même si elle n’en était pas forcément friande, elle n’appréciait pas le fait de rester assise sans rien faire. L’espace d’un instant, elle craignit que quelqu’un aborde cette jolie jeune femme seule, et pour se donner une certaine contenance, plongea ses lèvres dans son verre. Non pas qu’elle craignait la gente masculine, au contraire. Mais le comportement de tous ces mecs adeptes des beuveries en tout genre l’effrayait légèrement. Et de toute manière, les relations amoureuses, à court ou à long terme, ce n’était vraiment pas pour elle. Le slogan « libre et sans aucune attache » lui correspondait tout à fait.

Elle discuta néanmoins un temps avec le barman, pour passer le temps, tout en scrutant l’entrée dans l’espoir de voir débarquer son amie. Elle désirait seulement se détendre, s’amuser un peu, pourquoi pas aller danser sur la piste prévue à cet effet, un peu plus loin. Oublier durant un temps ses études, certes intéressantes, mais fatigantes. Et, surtout, oublier ne serait-ce que quelques instants le Foyer dans lequel elle travaillait, en tant que stagiaire. La misère humaine lui pesait sur le cœur. Malgré tout sa bonne volonté, elle peinait encore à dissocier pleinement sa vie privée et sa vie professionnelle et, le soir, ne parvenait à mettre totalement de côté son travail. Les résidents du Foyer hantaient encore son esprit sans vouloir en partir.
Elle ne pensa plus qu’à une chose ; s’amuser, encore et encore, jusqu’au bout de la nuit. Tout oublier, être un peu folle sur les bords, défier le règlement. Et vivre comme si elle ne devait jamais mourir.

Judith somnolait presque, accoudée au comptoir, enivrée par la chaleur du bar, par l’ambiance, par la musique. Elle en était à se demander si demander un autre verre la ferait passer pour une alcoolique dépressive et solitaire quand elle sursauta violemment. Deux mains venaient de lui cacher les yeux et une voix enjouée, débordant d’un enthousiasme sincère, rompit le silence. Son cœur rata un battement mais elle retrouva vite ses esprits. Si elle ne connaissait pas les manières de sa meilleure amie, elle aurait presque pu avoir une crise cardiaque.

Elle tourna la tête tandis qu’Alice lui plaquait un baiser sur la joue avant de s’installer confortablement à ses côtés. Un sourire radieux se peignit sur le visage de Jude, ravie de retrouver son amie. Elle avait l’impression que cela faisait une éternité qu’elles ne s’étaient pas vues et, à dire vrai, la bonne humeur d’Alice lui avait manqué. A elles deux, leur folie atteignait des sommets insoupçonnés !

« Salut ! J’étais en avance, alors j’ai commandé une bière en t’attendant… » expliqua-t-elle, comme pour s’excuser.

De toute façon, elle comptait commander autre chose à boire, style l’un de ces merveilleux cocktail alcoolisés qui faisaient la renommé du bar, mais elle préférait pour cela attendre l’arrivée de son amie. C’était chose faite désormais. Elle descendit une nouvelle gorgée de son verre, pressée d’en finir, avant de reporter son attention sur Alice.

« Tu vas bien ? Qu’est-ce que tu racontes, depuis la dernière fois ? »

Judith adorait écouter sa meilleure amie, qui lui ramenait toujours les histoires les plus croustillantes. Et ce soir, elle n’avait qu’un seul besoin : se vider la tête, ne plus rien penser à part l’instant présent. Elle ignorait encore où elles finiraient la soirée. Si Jude s’en souviendrait ou pas. Mais qu’importe ? Cette soirée promettait juste d’être excellente. Enfin, elle l’espérait.

« Les fleurs n’ont pas été trop méchantes aujourd’hui ? » conclut-elle, un sourire amusé aux lèvres, en songeant au travail d’Alice.

Désormais soulagée qu’Alice n’ait pas oublié leur petite soirée entre filles – comment aurait-elle pu, de toute manière ? – Judith se détendit complètement. Elle releva légèrement la tête en entendant sa réponse, curieuse comme d’habitude. Un petit truc trop long à expliquer ? Cela lui convenait parfaitement. Elle tendit l’oreille, prête à écouter, et répondit presque du tac-au-tac, sur un ton joyeux :

« Bah ! On a toute la soirée pour que tu me racontes ce « petit truc », et puis… Tu en as trop dit maintenant ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Rien de grave au moins ? »

Toutes les idées possibles lui traversèrent l’esprit. Un problème dans son boulot, un problème avec un mec… Il faut dire aussi que Jude possédait une certaine imagination et inventait toujours plus ou moins n’importe quoi. Une attaque de fleur carnivore aurait très bien pu convenir également, mais elle préféra s’abstenir d’ouvrir la bouche pour dire ça !

Quand Alice commanda à son tour sa boisson, Judith ne parvint à laisser échapper une occasion pareille et s’exclama à son tour :

« Je prendrais la même chose, une bière aromatisée à la cerise, s’il vous plaît ! »

Certes, si elle commençait de cette manière, elle risquait vite de finir la soirée la tête plongée dans les toilettes, mais bon, elle avait l’habitude de faire la fête et le cœur bien accroché. Elle avait l’impression que cela faisait une éternité qu’elle ne s’était pas amusée et comptait bien en profiter au maximum ! Elle se traita mentalement d’alcoolique mais gratifia l’homme d’un sourire charmeur avant de lui tendre son verre vide, signe qu’elle en voulait bien un deuxième.

« Ouais, pour la bonne cause, je me doute. Ton travail te perdra, Alice Cooperfield ! Ton « petit truc », ce n’était pas à cause de ce client, hein ? »

Elle attendit patiemment qu’on dépose de nouveau deux bières aromatisées sur le comptoir derrière lequel elles étaient accoudées. La jeune femme tendit le bras vers l’un des verres et le ramena vers elle tel un précieux trésor, l’œil brillant de convoitise.

« A la tienne ! » s’enthousiasma-t-elle en levant le verre vers Alice.