Le changement le plus remarquable pour Micah, c’est le regard des autres face à son allure. Maintenant qu’elle est au centre, qu’elle peut dormir, manger à sa faim, se laver comme il se doit et porter des vêtements propres, elle voit bien que sortir aux yeux de tous n’est plus une corvée. On ne la juge plus en un regard, on ne la montre plus du doigt comme la clodo du quartier et en se regardant dans la glace ce matin, elle s’est même rendue copte qu’elle aimait bien ces petites tâches de rousseurs qui constellent sur son nez.

Bien sûr, la peur n’a pas disparu en quelques jours, et avant de franchir la porte qui mène à l’extérieur, elle prend régulièrement une grande inspiration avant de sortir.

Il y a une librairie pas loin du centre, pour le moment, c’est le plus loin où soit allée Micah. Elle a déjà tellement parcourue les rues de San Francisco à la recherche de chaleur et de nourriture qu’elle n’ose plus trop s’éloigner. C’est bête, mais c’est comme ça, sans doute le fruit de ses trop nombreuses fuites.

Elle pénètre donc dans la boutique, un joli sourire au visage, les yeux pétillants de bonheur. Bien consciente qu’elle ne pourra rien acheter, elle se dit que feuilleter quelques bouquins lui feront du bien. Elle qui aime tant lire. Ce monde n’est pas si nouveau, elle trainait souvent dans les magasins de livres et avait même une fois dormi cachée dans une bibliothèque de quartier avant d’en être violemment chassée à coup d’insultes par un gardien.

Micah traverse les rayons, laisse ses yeux se perdre sur les couvertures de magazines people parlant de personnes totalement inconnues pour elle. Même lorsqu’elle avait un studio, elle ne regardait pas la télé, sa vie était principalement rythmée par sa multitude de petits jobs et les cours qu’elle suivait alors pour se rattraper. Elle avance jusqu’aux romans, se laisse aller à en caresser la côte. Tant de classique qu’elle n’a pas encore découvert. En un sens, elle est heureuse de ne pas être blasée de tout ça. Elle un choisit un au hasard et commence à déchiffrer les premières lignes de l’épilogue.

Lire, Micah sait faire. Il lui a fallu du temps pour savoir vraiment lire. D’où elle vient, moins les gamins en savent, mieux on peut les manipuler et les persuader de ce qui est bon pour eux. Voilà pourquoi elle avait de telles lacunes. Elle s’était évertuée ces dernières années à combler ce qui lui manquait, ce manque de savoir et c’était devenu comme une drogue. Curieuse de tout, elle engloutissait les informations comme elle le pouvait.

Au centre, elle découvre chaque jour un peu plus. La solitude devient de moins en moins présente et elle se sent respirer à nouveau. Tous les résidents qu’elle a rencontrés ou croisés ne sont pas comme elle. Absorbée par le roman qu’elle vient de choisir, Micah en remarque d’ailleurs un, juste de l’autre côté du rayon. Elle le reconnait bien, c’est ce garçon un peu solitaire qui semble ne parler à personne. Micah ignore depuis combien de temps il est au centre et même son nom, mais elle el trouve plutôt intriguant, d’autant qu’il semble aimer lire lui aussi.

Il doit en savoir bien plus qu’elle pauvre petite ignorante qui doit parfois prendre le temps de lire et de relire pour comprendre. Captant son regard entre deux livres, elle lui sourit, étirant ses lèvres jusqu’aux oreilles, un sourire franc et aimable. Elle pose alors son livre et décide de le rejoindre de l’autre côté.

D’abord silencieuse, l’estomac un peu noué, elle se demande s’il la reconnait. Elle lui jette un regard, toujours souriante et s’empare d’un nouveau livre. Elle l’ouvre, sans vraiment pouvoir se concentrer sur l’objet et décide qu’il faut bien se jeter à l’eau. Relevant la tête, elle laisse ses cheveux retomber en cascade sur ses épaules et lui adresse un nouveau sourire.

« Salut. » lance-t-elle timidement.

C’est un peu compliqué de se faire des amis quand on a vécu dans la rue et qu’on a appris à se méfier de tout. Mais Micah croit en un bon côté en chacun des êtres humains et malgré tout, elle s’efforce chaque jour à se montrer sociable. Cela ne veut pas dire qu’elle est naïve, crédule, peut être un peu, comme les enfants à qui ont fait croire au père noël, mais quand il s’agit de malhonnêteté, elle sait prendre du recul et se protéger. C’est aussi compliqué de se faire des amis lorsque ceux-ci ne sont pas prêts à s’ouvrir.
Ce semble être le cas de ce jeune homme un peu discret, un peu mystérieux que Micah avait remarqué malgré tout. En fait, elle avait remarqué tout le monde tant elle se réjouissait de ce nouveau départ.

Entre deux rayonnages, la jeune femme cherche à entrer en contact avec ce loup solitaire. Pourquoi ? Parce qu’elle ne veut pas être seule peut être, parce que c’est un nouveau départ et qu’elle ne veut pas le prendre sans quelques âmes sur qui s’épauler, parce qu’ils ont sans doute un tas de points communs… autant de raisons pour ne pas se débiner.

Son salut est sobre mais souriant. Le garçon répond d’un simple mot et se désintéresse de Micah, un peu déçue et pourtant pas vraiment surprise, après tout, elle ne l’avait jamais vu parler à qui que ce soit depuis son arrivée.

Baissant d’un ton pour éviter de le mettre mal à l’aise, on ne sait jamais, peut être n’a-t-il pas envie qu’on sache qu’il fait partie du centre, Micah s’adresse à nouveau à lui, hésitante.

« On est voisins de chambre non ? » demande-t-elle le regardant définitivement et plus sûrement.

Micah n’est pas vraiment douée en ce qui concerne les relations avec les garçons. Elle ignore les codes de ce genre de rapports et elle s’en fiche aussi. Elle sait juste que les hommes peuvent parfois se montrer (très) insistants pour obtenir les faveurs d’une femme. Ce n’est pas le cas de ce jeune homme qui loge juste à côté de sa chambre. En fait il n’a jamais cherché à l’aborder et maintenant qu’elle l’a salué, Micah est persuadée qu’il ne lui veut pas de mal, il ne l’a d’ailleurs sans doute jamais calculée.
C’est vrai qu’il l’intrigue et comme la dernière fois qu’elle a jamais ressentit ce genre de choses remonte à plus de quinze ans, elle n’y fait pas attention.

Ce qui la pousse à lui parler, sans doute son envie de créer des liens avec les autres résidents du centre. Micah a besoin de ce nouvel entourage, elle en a conscience et d’autant plus lorsqu’elle se retrouve dans le monde extérieur. Elle insiste. Bon, s’il ne veut pas discuter, il ne répondra pas et elle abandonnerait la partie. Mais il finit par se retourner et la regarde, se pinçant la lèvre inférieure tout en lui adressant la parole.

Micah sent comme un feu se déclencher à l’intérieur, une sorte de fierté l’envahit et elle ne peut refréner un sourire ravi. Simon. Il ne sourit pas et lui tend un livre sans rien dire. Okay, il est un peu bizarre ce type, mais en un sens c’est peut être bien ce qui la rassure le plus. Elle prend le livre, le remercie d’un nouveau léger sourire.

« Merci. Moi c’est Micah. » dit-elle alors avant de lire le titre du bouquin en question.

« Il est bien ? » demanda-t-elle avec hésitation ne sachant pas si elle l’ennui ou si elle ferait mieux de partir.

Simon est vraiment un être étrange. Mais l’étrange effraye moins Micah que la banalité. En fait, elle sait d’expérience que l’étrange est souvent plus porteur de savoir que ce qui est trop courant, et puis, elle est un peu étrange elle aussi non ? En la présence du jeune homme, elle ne se sent pas étouffée ou mal à l’aise, elle ne se sent pas non plus menacée. Elle se sent même plutôt bien, un peu nerveuse c’est vrai et le simple regard que Simon pose sur elle la gène d’une façon qu’elle ne déteste pas tant que ça.

Face à son silence, elle ne se sent pourtant pas désarmée. Gardant un beau sourire tendre et sincère inscrit sur son visage, Micah interroge Simon sur la qualité du livre qu’il vient de lui tendre et le garçon lui répond dans une sorte de sourire qu’elle prend pour un oui. Micah sourit à son tour, à nouveau, sans pouvoir se retenir. Elle laisse son regard se perdre sur la couverture du livre avant d’être interpellée par une question que lui pose Simon.

« Hmm… C’est, c’est difficile à dire ? » Bégaye-t-elle gênée de devoir parler d’elle, elle baisse le regard et un léger halo rouge vient compléter les tâches de soleil sur ses joues. Sa propre réaction étonne un peu Micah qui cherche rapidement une réponse plus intelligente à donner.

« En fait … j’aime tout. »

Bon, ce n’est pas exactement la réponse subtile et pleine d’esprit que Micah aurait voulu donner, mais c’est au moins une réponse sincère.